Pourquoi l'expression latine invitus invitam est-elle passée à la postérité ?

Postérité toute relative d'ailleurs : désormais inconcevable dans la langue parlée et ne se rencontrant guère plus que sous la plume des historiens ou des critiques littéraires – symptôme évident d'une mort clinique prochaine –, l'expression invitus invitam est clairement en voie d'ossification. Profitons donc de ses derniers instants pour sonder son cœur.

Au départ, donc, une citation empruntée à la Vie de Titus de l'historien latin Suétone qui évoque la manière dont l'Empereur, de retour à Rome, mit fin à sa liaison avec Bérénice, reine de Palestine.

Titus reginam Berenicen [… ] statim ab Urbe dimisit invitus invitam.
Aussitôt, Titus éloigna la reine Bérénice de Rome malgré lui et malgré elle.

— Vie de Titus

L'expression invitus invitam retint à juste titre l'intérêt : un même adjectif redoublé et juxtaposé avec pour unique variante la désinence, élément minimal permettant de différencier le protagoniste masculin ou féminin auquel se rapporte la qualification(1). En somme, une jolie manière de redoubler par le style le sens des mots grâce à ce polyptote qui suggère la réciprocité, la communauté de sentiments, la répugnance partagée à envisager cette séparation, etc. , etc.

Et pourtant, ce bel effet de style aurait été probablement rejeté dans un oubli complet si Racine, en 1670, n'avait choisi d'en faire le sujet de sa tragédie Bérénice. Touché par cette formulation suggestive, il imagine alors Titus sur le point de renoncer à l'Empire pour garder à ses côtés Bérénice. Le congé qu'il lui donne finalement devient le sacrifice d'une passion sur l'autel de la raison d'État. En effet, Titus, conscient désormais de ses nouveaux devoirs d'homme public, choisit avec sagesse de ne pas attiser la colère de la plèbe, hostile par principe à une union avec une reine, non romaine de surcroît(2). Son cœur saigne mais tout n'est pas perdu car il a reçu l'empire du monde comme lot de consolation !

Autant dire tout de suite que c'est là du roman complet : les biographes antiques de Titus (il s'agit, outre de Suétone, de Tacite et de Flavius Josèphe) n'accordent guère plus d'une ligne à son idylle avortée avec Bérénice. Par ailleurs, la vie d'un empereur romain étant ce qu'elle était, le créditer d'une sensibilité de violette et de bruyantes peines de cœur relève sans doute de la plus haute invraisemblance. Mais la tragédie, plus que toute autre forme littéraire sans doute, requiert de son lecteur une suspension d'incrédulité. Donc, Bérénice rencontra un succès certain et la citation invitus invitam, forte de cette amplification racinienne, devint tout à fait célèbre. En outre, le fait que le public crut voir dans cette tragédie une transposition des amours malheureuses de Louis XIV et de Marie Mancini(3) fit beaucoup pour sa diffusion. Cette expression est depuis lors utilisée pour désigner poétiquement la répugnance qu'ont les deux parties à renoncer à un mariage d'amour, rendu impossible du fait de circonstances exceptionnellement contraignantes (affaires d'État, risque de mésalliance, mariage d'intérêt au sens large…).

Voilà, l'expression invitus invitam peut désormais rejoindre le bataillon de ces mots dont l'absence, l'inutilité et la désuétude rehaussent la beauté un peu dérisoire(4).


  1. (1) Invitus, Nominatif Masculin Singulier se rapporte au sujet Titus et Invitam, Accusatif Féminin Singulier se rapporte à l'objet Berenicen, signifiant littéralement /lui ne voulant pas, elle ne voulant pas/.
  2. (2) Le peuple romain, qui n'en était pas à une contradiction près, détesta tout ce qui lui rappelait de près ou de loin la royauté (en effet, aux temps héroïques de Rome, les premiers rois avaient été chassés, permettant ainsi l'instauration de la République) mais supporta sans trop gémir une kyrielle d'empereurs dégénérés.
  3. (3) Onze ans avant la représentation de Bérénice, Louis XIV s'était séparé de son amour de jeunesse Marie Mancini, pour convoler en justes noces avec l'infante d'Espagne Marie-Thérèse, scellant ainsi une alliance qui n'avait d'autre but que de préparer la paix entre la France et l'Espagne.
  4. (4) Réussite esthétique et inutilité assumée sont loin d'être antithétiques : il suffit pour s'en convaincre de se rappeler que Baudelaire, dans l'un de ses projets de préface aux Fleurs du Mal, présentait son livre comme essentiellement inutile.