Un sokushinbutsu.

Voilà un bien étrange omnilogisme pour qu'il commence par une photographie de momie attifée d'une façon particulièrement singulière ! Ne vous y trompez pas : cette momie est particulière car elle est issue d'un procédé visant à se momifier naturellement en se suicidant !

D'abord, présentons le pourquoi du comment. Les sokushinbutsu(1) étaient des moines bouddhistes de la secte Shingon, fortement influencée par le shintoïsme (la religion animiste traditionnelle japonaise) et les moines chinois chan, qui donnèrent naissance au courant zen.

Ces derniers pratiquaient des alentours de la dynastie Han(2) à la fin du Moyen Âge une pratique visant à la momification naturelle. La plupart des momies chinoises furent cependant détruites lors de la Révolution culturelle chinoise, mais quelques-unes survécurent jusqu'à nos jours. D'autres cas de momifications naturelles de moines bouddhistes existent en Asie (plus précisément en Sibérie, en Thaïlande et au Tibet), mais ces cas sont anecdotiques par rapport à la pratique institutionnalisée des moines chan et des membres de la secte Shingon. Néanmoins, il faut savoir que le bouddhisme ne connaît pas la pratique de la momification « artificielle » telle que pratiquée par les anciens Égyptiens.

Kōbō-Daishi, le fondateur de la secte Shingon, aurait été selon la légende le premier sokushinbutsu. Ainsi, à la fin de sa vie, il se serait retiré dans une grotte, et, plus tard, ses disciples l'auraient retrouvé mort dans un parfait état de conservation.

Selon le bouddhisme, le monde « sensible » (celui perçu par nos cinq sens) ne serait qu'une illusion et empêcherait de saisir la vérité authentique faisant partie d'un « grand tout » intrinsèquement lié à ce monde sensible mais distinct de ce dernier. Tant que cette vérité n'est pas perçue, il est donc impossible d'échapper au cycle sans fin de douloureuses réincarnations. Le but du bouddhisme est donc de se détacher suffisamment du monde « sensible » afin d'y échapper.

Dans certains courants du bouddhisme et en particulier dans la secte Shingon, cette logique est poussée à l'extrême : pour se dissocier du monde « sensible » et atteindre le statut de Bouddha, les moines Shingon s'entraînaient à ne plus craindre la douleur et la mort.

Les moines souhaitant devenir des sokushinbutsu étaient ainsi des moines cherchant à pousser jusqu'au bout cette capacité à nier la douleur et leur moi physique. La momie qu'ils laissaient derrière eux était le symbole de leur lutte réussie pour s'affranchir de l'illusion du monde sensible, et leur dépouille était montrée en exemple aux moines novices. Dans le cas où la momification échouait (ce qui arrivait très fréquemment), on louait toutefois le moine pour sa volonté.

La pratique visant à transformer un moine en sokushinbutsu durait plusieurs années. Étant particulièrement pénible et douloureuse, elle demandait au moine une très grande force d'esprit. La pratique visait à diminuer la quantité de fluides et de graisses du corps, mais aussi à diminuer les chances que le corps soit attaqué par les nécrophages : ainsi, la dépouille aurait moins de chance de se décomposer après la mort du moine.

La première étape était, pendant mille jours, de se nourrir de noix et de graines ramassées dans la forêt environnant le temple et de pratiquer des exercices physiques très intenses : ainsi, à la fin de cette période, toute la graisse du moine avait disparu.

La deuxième étape consistait, pendant encore mille jours, à suivre un régime encore plus restrictif composé de petites quantités de racines et d'écorces de pin. À terme, nombre de fluides corporels du moine avaient disparu.

Vers la fin de cette deuxième période, le moine commençait à boire un breuvage composé de sève toxique de l'arbre urushi, plus connu en Occident sous le nom de sumac japonais. Cette sève, provoquant vomissements et diarrhées, achevait le processus de déshydratation ; de même, elle empoisonnait la dépouille du moine pour empêcher les insectes et animaux nécrophages de la dévorer.

Enfin, le moine était emmuré vivant dans une cavité juste assez grande pour contenir un homme en position du lotus. Son seul contact avec l'extérieur était un petit tube lui permettant de respirer, et une clochette, qu'il devait sonner chaque matin pour indiquer aux autres moines qu'il était encore en vie. Quand la clochette cessait de sonner, les moines savaient que le sokushinbutsu était mort et scellaient définitivement sa tombe.

Les moines attendaient alors à nouveau mille jours, au bout duquel la tombe était ouverte, et où l'on constatait la momification (ou non-momification) du corps. La tradition orale des temples dit que peu arrivent à devenir sokushinbutsu, la méthode n'étant pas infaillible et conservant une certaine part de hasard(3).

Au total, preuve que la réussite est fort rare, il n'existe officiellement que seize sokushinbutsu au Japon, bien que d'autres chiffres soient parfois avancés.
Néanmoins, avec la modernisation entamée au début du règne de l'Empereur Meiji, les sokushinbutsu disparaîtront : en effet, sous l'influence de l'Occident, la société est progressivement modernisée, et dans le cadre de cette « marche vers le progrès » le suicide devient illégal à la fin du XIXe siècle.


  1. (1) Le terme peut se traduire en « rapidement Bouddha dans son corps ».
  2. (2) La période Han recouvre de 220 avant notre ère à 226 après celle-ci.
  3. (3) Néanmoins, la réussite du procédé, en l'absence de conditions climatiques, semble improbable aux yeux des chercheurs ; en effet, contrairement aux momies égyptiennes, les organes n'ayant pas été ôtés, les bactéries de ces derniers doivent normalement mener à la décomposition du corps. Selon certaines théories, la réussite du processus serait ainsi due à l'absorption de l'eau de la montagne sacrée Yudono, toute proche ; celle-ci est connue comme riche en arsenic, et cet élément est un puissant bactéricide.