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Aristote ne définit pas l'objet de la dialectique d'une façon aussi précise que moi : s'il lui donne bien pour principal objet la controverse, c'est en tant qu'outil pour rechercher la vérité (Topica, I, 2). Plus loin dans son œuvre, il dit également que d'un point de vue philosophique, les propositions sont traitées en accord avec la vérité, et d'un point de vue dialectique, en fonction de leur plausibilité, c'est-à-dire de la mesure par lesquelles elles gagneront l'approbation des autres opinions (δόξα – Topica, I, 12). Il est conscient qu'il faut savoir distinguer la vérité objective d'une proposition et la séparer de la façon dont elle est présentée et de l'approbation qu'elle suscite. Cependant, il ne fait pas une distinction suffisamment précise entre ces deux aspects et n'utilise la dialectique que pour le second cas(1). Les règles par lesquelles il définit la dialectique sont parfois mélangées avec celles définissant la logique. Il m'apparaît donc qu'il n'a pas réussi à trouver une solution claire à ce problème(2).

Dans son Topica, Aristote a, avec son esprit scientifique, entrepris de détailler la dialectique de façon méthodique et systématique, ce qui est tout à fait admirable, mais son but, évidemment ici pratique, n'a pas été atteint. Dans ses Analytiques, après avoir examiné les concepts, jugements et conclusions dans leur pure forme, il se tourne vers le contenu, lequel se rattache aux concepts : c'est en eux que se tient le contenu(3).

Afin de bien mettre en œuvre la dialectique, il ne faut pas s'attarder sur la vérité objective (qui est l'affaire de la logique) mais simplement la regarder comme étant l'art d'avoir raison, ce qui est, comme nous l'avons vu, d'autant plus aisé que lorsque l'on est d'emblée dans le vrai. Cependant la dialectique en soi ne fait qu'apprendre comment se défendre de tout type d'attaque, et de même, comment on peut attaquer une thèse adverse sans se contredire. La découverte de la vérité objective doit être séparée de l'art de faire des phrases gagnant l'approbation. : la première est une πραγματεία complètement différente qui est l'affaire du jugement, de la réflexion et de l'expérience pour laquelle il n'est pas d'art particulier tandis que la seconde est le but de la dialectique. Certains l'ont définie comme étant la logique des apparences, mais cette définition est fausse, sans quoi elle servirait qu'à réfuter des propositions fausses. Or, même quand quelqu'un a raison, il a besoin de la dialectique pour défendre et maintenir sa position. Il lui faut connaître les stratagèmes malhonnêtes afin de savoir comment leur faire face, voire même en faire usage lui-même afin de frapper son adversaire avec ses propres armes. Ainsi, dans la dialectique doit on écarter la vérité objective, ou plutôt, ne la regarder que comme circonstance accidentelle, et ne chercher qu'à défendre sa position et réfuter celle de son adversaire. En suivant les règles à ces fins, aucun intérêt ne doit être accordé à la vérité car, généralement, on ne sait pas où est la vérité(4). Il n'est pas rare que l'on ne sache pas si l'on est dans le vrai ou le faux : tantôt on se croit à tort dans le vrai, tantôt les deux partis se croient dans le vrai. Au début d'un débat, en règle générale, chacun est persuadé d'avoir raison et tandis que celui-ci se poursuit, les deux partis doutent de leurs propres thèses et la vérité n'est déterminée ou confirmée qu'à la fin. Ainsi, la dialectique n'a rien à voir avec la vérité tant que le maître d'escrime considère qui est dans le vrai quand le débat tourne en duel : il ne reste que l'estoc et la parade et c'est ainsi que l'on peut on voir la dialectique : comme l'art de l'escrime mentale, et ce n'est qu'en la considérant ainsi que l'on peut en faire une discipline à part entière. En effet, en se contentant de viser la vérité objective, nous en sommes réduit à la simple logique tandis que si nous établissions des prépositions fausses, ce ne serait que de la simple sophistique. Or chacun de ces deux cas implique que le vrai et le faux nous est connu à l'avance mais c'est rarement le cas. La véritable conception de la dialectique est donc comme suit : l'art de l'escrime intellectuelle dans le but d'avoir raison dans une controverse. Bien qu'éristique serait un nom correct pour cette discipline, le terme dialectique éristique l'est encore plus. Celle-ci est très utile, mais plus d'un l'a négligé à tort.

En ce sens, la dialectique n'a pour autre but que de résumer les arts qu'emploient les hommes lorsque ceux-ci se rendent compte dans un débat que la vérité n'est pas de leur côté mais tentent quand même de paraître avoir raison. Ainsi, il serait inapproprié dans la science de la dialectique de s'attarder sur la vérité objective et son développement, puisque la dialectique naturelle et innée ne s'en soucie pas : seul avoir raison compte. La science de la dialectique, en un sens du terme, a pour principal but d'établir et analyser les stratagèmes malhonnêtes afin qu'ils puissent être immédiatement identifiés dans un débat réel, et écartés. C'est pourquoi la dialectique doit faire de la victoire son véritable but, et pas la vérité.


  1. (1)

    D'un autre côté, dans son livre Les Réfutations sophistiques, il fait trop d'efforts pour distinguer la dialectique de la sophistique et de l'éristique, alors que la différence ne réside que dans le fait que les conclusions de la dialectique sont vraies dans la forme tandis que les conclusions de la sophistique et de l'éristique sont fausses (entre l'éristique et la sophistique, seule diffère l'intention : l'éristique vise à avoir raison tandis que la sophistique vise la réputation et le gain pécuniaire).

    Qu'une proposition soit vraie par rapport à son contenu est un sujet bien trop incertain pour établir la fondation de cette distinction, et il s'agit d'un sujet sur lequel le débatteur est le dernier à être certain, et qui n'est pas non plus révélé sous une forme très sûre, même par le résultat de la controverse. Ainsi, lorsqu'Aristote parle de dialectique, il faut y inclure la sophistique, l'éristique et la peirastique, définie comme « l'art d'avoir raison dans une discussion », pour laquelle le plan le plus sûr est sans aucun doute d'avoir raison dès le début, mais qui en soi ne suffit pas étant donné la nature humaine et n'est pas non plus nécessaire étant donné la faiblesse et l'intellect humain. Il faut donc avoir recours à d'autres procédés, qui, justement par le fait qu'ils ne sont pas nécessaires à l'atteinte de la vérité, peuvent également être utilisés lorsque quelqu'un est objectivement dans son tort, et que ce soit le cas ou pas, la certitude est rarement au rendez-vous.

    Mon avis est qu'il faut donc faire une distinction entre dialectique et logique plus claire que celle faite par Aristote, qu'à la logique il faut assigner la vérité objective avec pour limite sa formalité, et que l'on confine la dialectique à l'art d'avoir raison, et par opposition, ne pas distinguer la sophistique et l'éristique de la dialectique comme le fait Aristote, puisque la différence qu'il pointe repose sur la vérité objective et matérielle. Or la certitude n'est pas discernable avant la discussion et nous sommes contraints de dire, comme Ponce Pilate : « Qu'est-ce que la vérité ? » car veritas est in puteo : ἐν βύϑῳ ἡ ἀλἡϑεια selon Démocrite (Diogène Laërce, IX, 72). Il est facile de dire que lorsque l'on débat, il ne faut avoir pour seul objectif que la recherche de la vérité, mais avant le débat, personne ne connaît la vérité et à travers ses propres arguments et ceux de son adversaire, on peut s'égarer. D'ailleurs, re intellecta, in verbis simus faciles : comme beaucoup ont tendance à comprendre le terme dialectique dans le sens de logique, nous voulons appeler cette discipline dialectica eristica, ou dialectique éristiche.

  2. (2) Il faut toujours bien distinguer les sujets des disciplines les unes des autres.
  3. (3)

    Cependant, les concepts peuvent êtres pris sous certaines classes, comme le genre et l'espèce, la cause et l'effet, une qualité et son contraire, posséder et être dans le dénuement, etc. et à ces classes s'appliquent certaines règles générales : les loci et les τόποι. Un locus d'une cause et d'un effet serait par exemple « la cause de la cause est une cause de l'effet » [Christian Wolff, Ontologia, § 928], ce qui s'applique ainsi : « la cause de mon bonheur est ma fortune et donc ce qui m'a donné ma fortune m'a donné mon bonheur. Des loci de contraste peuvent :

    1. s'exclure mutuellement, par exemple, droit et tordu ;
    2. être présents dans le même sujet : par exemple, le siège de l'amour est dans la volonté (ἐπιϑυμητικόν) et celui de la haine également. Cependant, si elle est dans le siège du sentiment (ϑυμοειδές), il en va de même pour l'amour. L'âme ne peut être ni blanche, ni noire ;
    3. dans le cas où le degré inférieur manque, le degré supérieur manque également : si un homme n'est pas juste, ni ne sera pas non plus bienveillant.

    De là, on en déduit que les loci sont des vérités générales qui se rapportent à d'entières classes de concepts que l'on peut utiliser dans les cas particuliers pour en tirer des arguments et les montrer à tous comme évidents. Pourtant, la plupart sont très trompeurs et il y a de nombreuses exceptions : par exemple, selon un locus : les opposés ont des rapports opposés, par exemple : la vertu est belle, le vice est laid – l'amitié est bienveillante, l'hostilité est malveillante. – Mais : le gaspillage est un vice donc l'avarice est une vertu ou les fous disent la vérité et donc les sages mentent sont des raisonnements qui ne marchent pas. La mort est une disparition et donc la vie une naissance : faux. Un exemple du caractère trompeur de ces topi : Scot Erigène dans son livre De prædestinatione, chap. 3, veut réfuter les hérétiques qui voyaient en Dieu deux prædestinationes (l'une au salut des élus, l'autre à la damnation des damnés) et utilise ce topus (Dieu sait où il a été le chercher) : « Omnium, quæ sunt inter se contraria, necesse est eorum causas inter se esse contrarias ; unam enim eandemque causam diversa, inter se contraria efficere ratio prohibet. » Pourquoi pas ! Mais on sait experientia docet que la chaleur durcit l'argile, mais ramollit la cire, et cent autres choses du même acabit. Pourtant ce topus semble plausible. Il monte cependant toute sa démonstration sur ce topus, mais cela ne nous concerne plus. On peut trouver une entière collection de locis avec leurs réfutations dans l'ouvrage qu'a publié Francis Bacon sous le titre Colores boni et mali. – Vous pouvez y tirer des exemples. Il les appelle sophismata. On peut considérer comme locus l'argument opposé par Socrate à Agathon dans le Symposium, où ce dernier avait attaché toutes les bonnes qualités comme la beauté, la bonté, etc. à l'amour, mais où Socrate prouve le contraire : On cherche ce qu'on n'a pas : or l'amour cherche le beau et le bon et ne les a donc pas.» Il semblerait qu'il y ait des vérités générales qui soient applicables à toutes choses, si différentes soient elles, sans dépendre de leurs particularités. (La loi de compensation est un bon locus.) Or il n'en est rien, parce que les concepts naissent de l'abstraction des particularités et englobent toutes sortes de réalités lesquelles peuvent ressortir lorsque les concepts de choses individuelles les plus diverses sont rapprochés, et ne sont jugées qu'en se basant sur les autres concepts. Il est même dans la nature humaine lors d'un débat de se réfugier derrière un topus général lorsque pris en défaut. On compte également parmi les loci la lex parsimoniæ naturæ ou encore la natura nihil facit frustra. Oui, tous les proverbes sont les loci relatifs à une application pratique.

  4. (4) Il arrive souvent que deux personnes débattement férocement, puis en rentrant chez eux, ont pris la position de l'adversaire, échangeant ainsi leurs opinions.