BzzzZZzz… Bzzooon… Bzzz… Ah ! Elle commence à m'énerver cette mouche ! Voilà un bon quart d'heure qu'elle m'asticote, passant et repassant sous mon nez. A bout de nerfs, j'enlève mon espadrille et me fige dans la pose d'un chasseur d'ours à l'affût dans la forêt du Grand Nord.

Bzz… Bzzon. La malheureuse, l'imprudente vient se poser sur le bord de ma bibliothèque. Je m'approche à pas comptés, prend mon élan… et vlan ! Le coup fait mouche, offrant un aller sans retour au diptère.
Hélas ! Dans mon emportement, je n'ai pas vu se détacher de l'étagère branlante le buste en bronze grandeur nature de Jean-Paul Sartre, cadeau de ma grand-mère pour mon baccalauréat. Sartre chute élégamment de la 6° étagère et vient s'abattre de tout son poids sur mon pied. Le déchaussé, évidemment. [Hurlements de douleur, commentaires censurés, yeux révulsés]
Mon regard s'abaisse jusqu'à mon pied : au milieu d'une flaque de sang qui s'agrandit, un morceau de viande en charpie aplatie me fait figure de pied, m'inspirant une pensée, une seule avant que je ne tourne de l'œil : « Je suis mort. »

Biiip… Biiip… Tiens, ce n'est pas une mouche, ça. J'ouvre un œil : je suis allongé, tout à l'entour est blanc, d'un blanc éblouissant. À mes pieds, un être de lumière au sourire angélique me regarde avec une douceur infinie. Je dois être mort. Et je dois avoir affaire à un ange, mon ange gardienne.
– « Bonjour » dit l'être de lumière. « Je suis l'infirmière. Votre pied a été écrasé. Vous allez être soigné par luciliathérapie. »
– « Lucilia, c'est vous ? » risquai-je.
– « Non, la luciliathérapie(1) est une méthode de traitement des plaies. » Et elle sort.

Je me redresse à demi et coule un regard vers mon pied, qui ne me fait plus mal mais me chatouille étrangement. Horreur et funérailles !! La plaie grouille d'asticots blanchâtres, des plus gras et des plus dodus ! Cette fois, c'est bon : je suis mort. Et mon corps n'attend même pas que mon âme se soit envolée pour se décomposer. C'est injuste. C'est affreux. C'est répugnant.

On me tapote le bras. Cette fois c'est un médecin en blouse blanche, propre sur lui en apparence.
– « Docteur, je me meurs, je me décompose ! »
– «  Mais non, mon jeune ami, on s'est occupé de vous comme il faut. Vous serez sur pied dans trois semaines. Votre plaie a été recouverte de larves de mouches qui vont la nettoyer et l'aseptiser. Ces asticots issus de Lucilia (Phænicia) Sericata ont été sélectionnés sur leur capacité à se nourrir seulement de chair morte(2), ce qui vous donne l'assurance de ne pas vous retrouver avec la peau sur les os. Chaque bestiole grignote ses 15 g de tissu nécrotique par jour et sécrète en même temps des substances antibactériennes et régénératrices : ammoniaque, carbonate de calcium, allantoïne. Ne vous inquiétez pas, les asticots ont été lavés et stérilisés avant usage ! On aurait pu vous les mettre dans un petit sachet de gaze, mais c'est moins efficace. La reptation des asticots et le massage réalisé par les crochets buccaux favorisent aussi la libération de facteurs tissulaires accélérant la cicatrisation. Vous aurez une belle cicatrice bien propre, à bords bien nets. Vous pouvez remercier les mouches, mon ami ! »

Ironie du sort… me voilà à nourrir de ma propre chair les descendants de la mouche que j'avais réduite à quia ! Et ironie suprême, ces bestioles s'affairent à me guérir des conséquences de ma propre violence.

Et il me sembla entendre ricaner une mouche dans le lointain(3)


  1. (1) Également nommé larvothérapie, asticothérapie, ou maggot therapy en anglais.
  2. (2) Sur 120 000 espèces de mouches, toutes ne conviennent pas à la luciliathérapie : certaines larves préfèrent en effet les tissus vivants aux tissus nécrosés, et d'autres sécrètent des substances nocives pour l'organisme.
  3. (3) Vous reprendrez bien un petit ver ?